Destination : 51 , Petits jeux entre amis


Poules, lapins et autres volatiles

Anita se tartine du liniment camphré sur la joue. Elle profite de l’heure creuse pour essayer d’améliorer la devanture. Sur la joue gauche, elle a un énorme cocard en train d’éclore, superbe, dans un sens, avec des mélanges surprenants de violacé et d’outremer. Ca va puer, c’est sûr, mais comme elle embrasse pas ! Après la ratatouille qu’elle s’est prise hier soir – un vrai malade – ça va être difficile de faire autrement si elle veut se fabriquer un air à peu près convenable.

- Ca peut plus durer, de se prendre des avoinées par tous les tarés de la terre. Je crois que je vais arrêter, j’en ai marre, je vais mettre un contrepoint final à tout ça.

Ginette la reprend, d’un air maussade, légèrement agacée :

- Un point final, pas un contrepoint ! A ce que je vois, tu penses encore à lui ?

Lui, c’était le beau Max, un saxophoniste qu’Anita avait fréquenté à une époque, avant, à cause de son « bel engin » qui la rendait folle, qu’elle disait. C’est lui qui l’avait sorti de sa cambrousse, des champs à perte de vue, du poulailler, de la boue sur les bottes et de l’odeur du lisier. Lui aussi qui l’avait plaquée là, un beau jour, sans autre forme de procès. Ca n’avait pas pu aboutir, comme tout ce qu’elle entreprenait, en gros. Elle y pensait toujours, il continuait à lui coller à la peau. Elle en avait gardé des bribes de choses pas trop de son univers… Depuis, elle avait en quelque sorte rejoint la campagne, en devenant une poule à son tour. Enfin, drôle de campagne, même si elle appelle encore son bout de trottoir « mon lopin à moi ».

Ginette se repeint la façade avec application, eye-liner et trompe-couillon ingénieux en tout genre, poudre pour le modelé de la joue, anti-cernes, pour « cerner l’antique » : le dernier combat de l’extrême, c’est comme ça qu’elle l’appelle. Elle a l’air concentré, celui qu’elle prend toujours quand y a pas grand-chose à faire.

- Ah, t’as entendu, y a Antoine qui nous siffle : y a du miché dans l’air.

Antoine, c’est le garçon du bistrot du dessous. De sa terrasse, il voit tout. Moyennant une douceur de temps à autre, il les prévient en loucedé des moments chauds, ou du débarquement des poulets.

Après un dernier coup d’œil dans le miroir, elles descendent toutes les deux. La rue s’est un peu animée, en effet. Passent un blanc-bec en blazer, un employé en cravate, le cartable à la main, un vieux bonhomme à l’air graveleux. Ils ralentissent, flairent un peu, puis continuent sans donner suite.

Un grand mec maigre, qui se promène avec une vague démarche chaloupée, à la Aldo Maccione, arrive du bout de la rue. Ginette le voit s’approcher avec une sensation très forte de déjà vu.

- Je le connais, ce gonze, je suis sûre. Tu l’as pas déjà vu, toi ? Il me rappelle quelqu’un, mais qui ?

Anita hausse les yeux au ciel : ce coup-là, Ginette lui fait plusieurs fois par jour.

- Tu me ferais pas encore le coup de ton truc bizarre, là ? Ta maladie, là ! Comment il a dit, le toubib, déjà ? L’exménagerie, ou un bazar de ce genre?

En baissant la voix, parce que l’échalas se rapproche, Ginette rectifie :

- L’ec-mé-né-sie! Je te l’ai dit plein de fois. Si je suis malade et que je crois toujours que j’ai déjà vu les gens, toi, t’aurais plutôt la maladie de la mémoire qui flanche…

Elle est interrompue dans son indignation par l’arrivée du mec : il s’arrête devant elle et la regarde avec le genre d’air en dessous qui la rend fébrile.

Pour que sa nervosité ne soit pas trop perceptible, elle emploie le bon vieux truc. Elle respire un grand coup, en disant dans sa tête, très vite : « je me self-contrôle, tu te self-contrôles, elle se self-contrôle ». La conjugaison, ça l’a toujours calmée. Elle sait pas pourquoi, mais c’est comme ça.

Elle rajoute, à haute voix, avec son air le plus faux-cul possible :

- Mon lapin, est-ce que je te tente? Tu viens te faire caresser la carotte ?

Elle est volontairement très bas de gamme pour qu’il s’en aille tout de suite. Il lui plaît pas du tout.

Mais le mec ouvre le bec, avec un sourire doucereux :

- Dis donc, ma poule, arrête avec tes légumes et ôte-moi plutôt d’un doute: c’est pas toi, le tapin à Paulo ?

Anita intervient assez fort et coupe la parole à Ginette :

- Frangine, lotus et mouche cousue, tu te souviens ? On sait jamais qui c’est, les trop curieux !

Ginette se tait. Elle hoche la tête d’un air soupçonneux. Elle lui trouve une voix mielleuse et hypocrite, et un air légèrement tantouzard.

- Qu’est-ce tu lui veux, à Paulo ?

- J’ai un bizness pour lui. C’est urgent. Il m’a posé un lapin, il a dû avoir des embrouilles avec les condés. J’ai un truc à me faire pardonner.

- Paulo, y pardonne jamais !

Pendant qu’ils continuent des échanges aigre-doux, tout à coup, y a Paulo se pointe. Il est impressionnant, un vrai dur de dur, avec son air avantageux, son mètre et des, son marcel, ses pectoraux tatoués, des biceps partout, même où ça s’appelle autrement, ses lunettes noires. Il était pas attendu à cette heure-là, mais il aime bien surprendre ses gonzesses en flag, pour vérifier qu’elles le doublent pas. On sait jamais, avec les filles. C’est souvent pas franc du collier, par nature…

Le flandrin a tout à coup de la buée dans les yeux.

Il se jette sur Paulo, dans le genre chatte en chaleur.

- Mon gros loup, enfin, je te retrouve ! il lui dit. Depuis le temps que j’écume tous les ports pour te retrouver.

Alors, là, Paulo fait un truc pas attendu : il fond en larmes, se met à dire des « mon amour », « ma vie » et des trucs poétiques, du style « ma beauté à moi », « mon Amazonie de toujours », « mon zan » (oui, mon zan ! Faut dire qu’il a toujours aimé la réglisse), « mon chevreuil d’amour » et je t’en passe.

Anita et Ginette les regardent se sucer la fraise. C’est franchement beau à voir, tant d’amour. Emouvant, vraiment... Ginette sèche furtivement une larme.

Au bout d’un temps pas croyable, Paulo finit par s’arrêter : il a les cheveux tout décoiffés, l’air un peu chose. Si c’était que de Ginette, elle le recoifferait tendrement, mais là, le dadais bouge pas. Il est encore sous le choc.

- Les filles, c’est fini, je raccroche. Je m’en vais aux Seychelles pour toujours avec mon poulet adoré. On va aller se faire rôtir sur les plages de sable fin. Vous êtes libres. Albert, viens, on s’arrache…

Et les voilà qui se barrent, bras dessus, bras dessous.

- Tu vois, t’avais raison, avec ton ecplusultra, t’avais dû sûrement le rencontrer dans une vie intérieure.

- EC-ME-NE-SIE, on dit.

- On peut monter, ma belle ?

Y a la vie qui reprend.



Christine





Christine C.